Chère Fée Fatiguée,
Je ressens toujours beaucoup de plaisir à te lire et lorsque tu as parlé de récolter des témoignages, j’ai longtemps hésité à répondre, jugeant que mon expérience avait peu d’intérêt. Mais à bien y réfléchir, je dois me lancer sur un sujet bien précis.
Tu évoques souvent la pression sociale qu’on ressent en tant que mère : il faut être bonne mère mais aussi bonne épouse/compagne, bonne amie, bonne collègue, bonne ménagère, bonne cuisinière, bonne tout court (je parle du physique, hein, alors qu’avec l’âge et les occupations quotidiennes, les disponibilités pour entretenir ton corps fondent comme neige au soleil, contrairement à ta cellulite)… Et j’en passe ! Autant d’injonctions à la perfection, insufflées par notre goût de l’instantané et notre culte de l’image, qui écrasent trop souvent la même moitié de l’humanité (oui, il y a un petit côté féministe dans cette phrase, c’est assumé, mais ça reste une réalité). Aussi, plus ou moins involontairement, nos proches, notre famille, nos amis, sont les instruments de cette sommation parfois plus qu’explicite.
Pour ma part, je voudrais juste écrire quelques lignes sur la pression sociale liée à la « non-maternité ». A presque 35 ans, je fais partie de ces femmes qui n’ont pas d’enfant, par choix affirmé, par mauvaise farce de la Nature ou par hasard du destin. Je ne parlerai pas des femmes qui ont, par conviction profonde, souhaité ne pas enfanter ; j’admire leur courage face à l’opprobre encore très marquée que cette décision suscite chez beaucoup. Mais c’est une position raisonnée, non subie. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour celles qui se lancent dans le long parcours de la conception assistée ou (à défaut) de l’adoption ; que d’épreuves médicales, que d’embûches administratives, pour avoir le droit (presque le privilège) de câliner et voir grandir un petit être. Je ne me ferai pas non plus leur porte-parole, bien que je connaisse des femmes qui ont bravé les difficultés avec un engagement (une quasi-abnégation) sans faille.
Il reste donc une dernière catégorie de femmes. Celles qui, parce qu’elles ont privilégié leur carrière à un moment donné, et/ou choisi des compagnons de route à fiabilité variable, se retrouvent, la trentaine bien sonnée et la quarantaine en perspective, sans enfant. Avec la soudaine prise de conscience, en observant les copines pouponner, que Dame Nature n’a pas équipé équitablement, en date de péremption, les différents systèmes reproducteurs. Je suis une de ces femmes.
Le principal choc vient souvent d’expressions lâchées nonchalamment, quand les conversations s’orientent sur les gnomes, du type « ah bon, tu n’as pas d’enfant ? ». La pression est alors aussi importante, voire plus, que lorsqu’on est mère, parce que le regard d’autrui est interrogateur, même si l’expression du visage ou le ton employé se veulent légers. Les femmes qui ont choisi de ne pas être mère s’en défendront avec brio ; les deux autres catégories le ressentiront comme un petit poignard planté entre les omoplates.
Si je parle de ma situation, j’ai fait le choix de faire des études plutôt longues et poussées (« brillantes » selon l’expression de certains). Après une licence de droit, un BAC+4 en histoire de l’art et un master professionnel de l’Ecole du Louvre, je me lance dans la voie professionnelle qui me botte terriblement : les musées. Une passion ! Mais, à force d’échouer aux concours de la fonction publique (sésame indispensable pour pérenniser ma carrière ; parfois plus de 1 000 candidats par épreuve, 3 à 5 élus en fonction des sessions ; 1 à 2 concours préparés par année de carrière et ratés à quelques dixièmes de point près), je jette l’éponge, désabusée par le système, et choisis de me réorienter professionnellement. Objectif affiché : m’assurer plus de stabilité personnelle, quitte à exercer un job moins passionné. Un déménagement tous les 18 mois pour une mission culturelle (donc contractuelle) à droite-à gauche signifiait reconstruire régulièrement tout mon microcosme social.
Du coup, bilan de compétences, formation professionnelle, nouvel emploi en cabinet comptable. Par conséquent, au niveau pro, je garde la tête hors de l’eau. Au niveau perso, en revanche, je n’ai pas le cul tiré des ronces (excuse-moi cette soudaine familiarité). Jusque-là, j’enchaînais les relations à durée flexible, sans (réel) lendemain. Qu’on s’entende bien sur « enchaîner » : mon inconscient me faisait choisir des partenaires qui ne tenaient pas la route, en sachant pertinemment qu’un déménagement en chassant un autre, rien ne servait de construire. Depuis le début de ma sexualité, 8 partenaires, pour la plupart ne souhaitant pas de rejeton, ce qui m’arrangeait bien alors. Parce qu’au fond, jusqu’à ma réorientation professionnelle, le volet sentimental et personnel de ma vie passait au dernier plan.
Mais le 8ème keum est différent : il a déjà un enfant, la séparation avec la mère est compliquée mais bien engagée (a priori), il a la volonté de se rapprocher de sa fille pour reprendre son éducation en mains… OMG ?! A priori le conjoint qui tient la route, enfin ?! Impulsivement (et amoureusement), je largue tout : job, amis, activités associatives, pour le rejoindre dans sa région d’origine (soit l’exacte opposée de celle où je vis alors) avec comme perspective, un noyau familial reconstitué et pérenne…
1 000 km, 10 kg supplémentaires sur la balance et 18 mois plus tard, avec l’éducation imposée d’une enfant de 10 ans (sauvage, en difficulté scolaire mais attachante), un week-end sur 2, la moitié des vacances… Désenchantement… Je deviens une « fée » par procuration et par nécessité, avec tous les inconvénients du côté « fatigué » et sans les avantages… Entre le discours et les actes de celui qui se dit ma moitié, je découvre un gouffre, un abîme, un précipice, un abysse insondable… Je me retrouve face à ce que je redoute le plus : fuyant par tout moyen disponible le conflit avec son ex, voici un homme qui me confie l’avenir de sa fille (en s’en déchargeant totalement au passage), tout en affirmant de façon sibylline « ne pas savoir s’il veut d’autres enfants »… Plutôt que de reconnaître une bonne fois pour toutes, qu’il ne veut pas être père, qu’il refuse ce rôle, et qu’il n’a jamais eu envie de ce projet commun qui m’a poussée à le suivre à l’autre bout du pays…
Inutile de te dire, chère Fée Fatiguée, que le canon à eau des CRS aurait été moins glaçant. Que faire/décider, alors que j’éduque une enfant qui n’est pas mienne, tant bien que mal, à laquelle je tiens malgré tout, alors que je porte ce semblant de famille/foyer à bout de bras et que le « père », en m’ignorant les ¾ du temps (c’est un geek, un vrai, celui qui préfère les écrans aux « vrais » gens, parce qu’ils sont plus rationnels et non émotifs), me refuse la parentalité, sans honnêtement l’assumer ? Attendre un miracle qui ne viendra pas ?
Non, parce que dans le fond, aucun de nous deux ne veut/peut changer. J’ai besoin d’optimisme et de projections et lui se complaît dans le pessimisme et le je-m’en-foutisme. Donc, je fais mes valises. Pour les déposer pas loin non plus, hein, parce qu’en 18 mois, j’ai trouvé le temps d’être embauchée… Mais hors de sa portée à lui, hors de cette sphère « familiale » qui ne m’appartient pas/plus mais qui m’étouffe, me ronge de l’intérieur…
Concrètement, cette décision signifie quoi ? Redevenir célibataire (rooooh la vieille fille !) et (en plus) sans enfant. Ce n’est pas vraiment un instant de plaisir au regard de notre société si bienpensante. Pour l’anecdote, à Noël, quand ma cousine qui a eu d’énormes difficultés à concevoir (et qui, après son accouchement, a failli passer l’arme à gauche suite à une erreur de dosage médicamenteux) m’a proposé de tenir dans mes bras ce bébé tant attendu et tant désiré… Et bien j’ai refusé, pas parce que je n’étais pas heureuse pour elle et son mari, pas parce que ce petit poussin n’était pas craquant à souhait avec ses sourires et babillages… Mais parce que j’ai su que si je le portais ne serait-ce qu’un instant, j’allais m’écrouler (le rayon layette est devenu ma hantise depuis quelques temps, mon dernier achat de gigoteuse ayant fini en fuite – aux multiples sens du terme, façon panda niveau maquillage…).
Mais voilà, j’y retourne à la case célibat, car peut-être qu’au fond, le désir d’être mère en m’assumant pleinement comme individu et comme femme, est plus fort que le désir d’être accompagnée (même si c’est « mal accompagnée »). Alors oui, bien entendu, le célibat me fait peur ; mais bien moins que la solitude, et être seule dans un couple je connais… Or je ne suis pas seule en dehors, puisque ma famille et mes amis sont présents physiquement et affectivement. La quête d’un partenaire reprend donc la une de l’actualité.
Autre moment d’angoisse pour une « non-mère » : comment réagir sainement, lorsqu’au détour d’une conversation, tu prends comme une gifle, le tant galvaudé « tu ne peux pas comprendre, tu n’as pas d’enfant » ? D’autant plus lorsque, comme moi, tu rattrapes les dégâts d’une certaine forme (d’absence) d’éducation sur une enfant dont la destinée t’est confiée un peu par la force et/ou le hasard : être polie, manger sans être couchée sur la table, se brosser les dents et les cheveux régulièrement, se doucher AVEC du savon qui nettoiera AUSSI le visage, faire ses devoirs avec application…
Si, pour aborder un sujet, il fallait avoir vécu la situation pour être pertinent, lequel de nos politiciens serait bien placé pour parler du SMIC ? Quel scientifique pourrait également étudier et disserter sur des maladies infectieuses sans en être le porteur ? Un peu de discernement (et surtout de bienveillance entre interlocuteurs) ne ferait pas de mal. Mais ça vaut pour les deux acteurs de la conversation ; bien évidemment, si quelqu’un tient des propos disproportionnés, il est de bon ton de le remettre à sa place. Mais que de mépris dans ce « simple » jugement…
Je vous écoute quand vous évoquez vos nuits blanches avec Mini-Vous vous hurlant aux tympans pour une colique ou à attendre le rot synonyme de retour à la couette, vos angoisses lorsque vous vous retrouvez nez-à-nez avec le directeur de l’école car le petit dernier a repeint les murs de la classe avec ses feutres neufs… Mais vous n’imaginez pas à quel point je vous envie ! Peut-être n’avez-vous pas toujours d’oreille accueillante de la part de vos ami(e)s célibataires et sans enfant sur votre parentalité, mais dites-vous que parmi eux/elles, certain(e)s aimeraient arriver avec vos cernes de parents au boulot.
Indiscutablement, élever un/des enfants est un défi sans commune mesure, un engagement sans faille qu’il ne faut pas sous-estimer et sur lequel il pourrait être facile d’émettre des jugements. Mais ne pas avoir d’enfant, notamment si ce n’est pas voulu, et être considéré(e) comme une bête curieuse, est loin d’être plus évident.